Revoir Cimabue
Aux origines de la peinture italienne
Musée du Louvre
22 janvier – 12 mai 2025
On ignore presque tout de la vie et de l'œuvre de Cenni di Pepo, jusqu'à la signification même de son surnom Cimabue (prononcez « tchi », « ma », « boué »), considéré comme l'un des plus grands peintres de l'art occidental. Grâce aux recherches et aux restaurations, son parcours est reconstitué pas à pas et le caractère novateur de sa peinture se dévoile. Une dizaine de peintures lui sont aujourd'hui attribuées, ainsi qu'un cycle de fresques à Assise et des mosaïques à Florence et à Pise.
Le musée du Louvre conserve deux de ses chefs-d'œuvre, une grande Vierge en majesté, dite la Maestà, et La Dérision du Christ, récemment acquise. L'exposition s'organise autour de ces deux peintures, dont la restauration vient de s'achever. Elle propose de se plonger dans l'Italie du XIIIe siècle, marquée par de grands changements philosophiques, spirituels, scientifiques et artistiques.
Cimabue est l'un des premiers peintres à chercher à représenter le monde tel qu'il pouvait l'observer. Avec lui, la peinture, faite de rimes colorées, devient une œuvre d'art conçue pour émouvoir et pour émerveiller. Ce n'est sans doute pas un hasard si le premier à citer le nom de Cimabue est le grand poète Dante Alighieri au début du XIVe siècle.
Prologue : du mythe littéraire à la redécouverte des œuvres
Actif à la fin du XIIIe siècle, Cimabue est longtemps resté un artiste mystérieux. Il fascine poètes, artistes, collectionneurs et historiens de l'art depuis sept siècles. Chaque époque a développé une vision fantasmée du peintre : certains ont composé des biographies teintées d'anecdotes pittoresques, d'autres ont tenté de retrouver les œuvres de celui qui fut très tôt considéré comme le père de la peinture occidentale, sans disposer toutefois d'outils et de méthodes appropriés. Le premier tableau attribué à Cimabue entré au musée du Louvre en 1802 est ainsi en réalité une œuvre peinte près de 200 ans après sa mort. Il a fallu attendre la fin du XIXe siècle, et surtout la deuxième moitié du XXe siècle, pour que notre connaissance de Cimabue se précise.
Une fascination pour l'art oriental : la peinture en Italie au milieu du XIIIe siècle
Au milieu du XIIIe siècle, l'art des icônes et des manuscrits provenant de Byzance et des royaumes latins installés par les croisés en Terre sainte jouit d'un immense prestige en Italie. Les icônes sont alors perçues comme dérivant des premières représentations des personnages saints, comme le portrait de la Vierge peint par saint Luc selon la tradition chrétienne. Les peintres italiens en reproduisent les compositions et en réinterprètent les formes, souvent volontairement stylisées, afin de souligner l'appartenance des personnages au monde divin. À l'inverse, les manuscrits byzantins présentent une esthétique plus libre, une attention au rendu de détails pittoresques, des jeux d'ombres et de lumière cherchent à faire revivre l'illusion de réel qui caractérisait la peinture de l'Antiquité.
Tandis que ses prédécesseurs cherchaient à rivaliser avec l'art des icônes, Cimabue privilégie de nouvelles formes d'expression et se montre sans doute plus sensible aux manuscrits grecs qui circulent alors en Italie, dont le naturalisme donne l'impression que les éléments peints appartiennent au monde réel.
Peintre byzantin
Madone Kahn, vers 1272-1282
Tempera et or sur bois , peuplier (panneau), sapin (cadre) H. 130 ; l. 77 cm
Washington, National Gallery of Art, inv. 1949-7.1, donation Otto H. Kahn. Courtesy National Gallery of Art, Washington
Les années 1280 : une période d'effervescence artistique
Avec sa grande Maestà, Cimabue ouvre la voie à de nouveaux modes de représentation. Les années 1280 constituent une décennie d'effervescence et d'émulation dans le domaine de la peinture. Le jeune peintre siennois Duccio di Buoninsegna est frappé par les nouveautés de l'art de Cimabue, avec qui il collabore peut-être sur certains chantiers à Florence. Chez les deux artistes, les personnages s'animent de plus en plus, que ce soit dans la Madone Gualino de Cimabue, avec l'Enfant tendant les bras vers sa mère, ou dans la Madone de Crevole de Duccio, avec ses anges librement accoudés à des nuages. Même lorsque deux peintures adoptent des compositions proches, elles se distinguent désormais par la vivacité d'un geste ou le traitement virtuose d'un costume ou d'un accessoire. Les peintres ne cherchent plus à reproduire un modèle ancien, mais rivalisent d'invention pour donner l'illusion de la vie dans la peinture, tout en cherchant à se distinguer de leurs contemporains.
L'Italie et la Méditerranée au XIIIe siècle
Le monde d'un Italien du XIIIe siècle est tourné vers la Méditerranée. Les villes de Toscane, Pise en premier lieu, font fortune grâce au commerce maritime et sont des points d'entrée de nombreux objets venus de Byzance ou du monde islamique.
Dans sa Maestà, Cimabue pare le trône d'un textile oriental décoré d'aigles et d'inscriptions imitant l'écriture arabe, motifs qui décorent également le cadre du tableau. Il s'inspire certainement d'objets réels qui circulent alors en Italie et comptent parmi les biens les plus précieux de cette époque.
À ces contacts commerciaux répondent des échanges scientifiques et intellectuels : au XIIIe siècle, le zéro qui était en usage dans le monde arabe est adopté dans les mathématiques en Occident et la traduction des traités arabes d'optique révolutionne les théories de la vision dont l'impact a sans doute été important sur les arts visuels.
Duccio di Buoninsegna
La Vierge et l’Enfant, dite Madone de Crevole. Vers
1285
Tempera sur bois H. 89 ; l. 60 cm
Sienne, Museo dell’Opera del
Duomo (en dépôt de l’archidiocèse de Sienne). Opera della Metropolitana
La Maestà de Cimabue : l'invention d'une peinture moderne
Témoin du caractère novateur de la peinture de Cimabue, la Maestà peinte pour l'église San Francesco de Pise est l'un de ses chefs-d'œuvre. S'il reprend certains modes de représentation répandus dans les icônes, tel le type de la Vierge portant l'Enfant bénissant, ou la manière de dessiner les extrémités des diadèmes des anges s'envolant en formant un angle droit de part et d'autre de leur visage, il renouvelle totalement la représentation des personnages. Les corps ne présentent plus les déformations conventionnelles volontaires des icônes. Le peintre cherche à souligner au contraire leur humanité : les anges comme la Vierge ont de fins sourcils, leurs mains sont articulées et l'Enfant sert puissamment un rouleau d'écritures qui se déforme sous la pression de sa main.
Cimabue parvient même à rendre avec virtuosité la transparence des textiles, comme la tunique blanche couvrant tout en la révélant la jambe de l'Enfant. L'œuvre majestueuse, incontestablement le tableau le plus important peint à cette période, a marqué de nombreux artistes.
La récente restauration de la Maestà du Louvre
La dernière restauration importante de la Maestà remontait au milieu du XIXe siècle. C'est un véritable millefeuille de strates de vernis et repeints ajoutés depuis cette date qui séparait la matière originale de l'œil du spectateur, modifiant substantiellement l'appréciation de l'œuvre, notamment de ses couleurs. Après une campagne d'imagerie scientifique menée avec le Centre de recherche et de restauration des musées de France et une étude préalable confiée à l'atelier Seraphin (2020), la restauration de la Maestà a été menée pendant près de trois ans (2022-2024) par une équipe de restaurateurs : Emanuela Bonaccini, Audrey Bourriot, Rosaria Motta, et Claudia Sindaco pour la couche picturale et Jonathan Graindorge Lamour et Thierry Palanque pour le support de bois.
Les études scientifiques
La radiographie de l'œuvre a montré que deux éléments métalliques recourbés sont encore en place derrière le visage de la Vierge. Il s'agit de l'extrémité d'un anneau en fer forgé auquel étaient attachées les longues chaînes servant à maintenir l'œuvre inclinée vers la nef sur le jubé de l'église. De nombreuses autres investigations scientifiques ont également permis d'identifier la grande richesse et la variété des pigments employés.
Des couleurs retrouvées
Le retrait des repeints et des nombreuses couches de vernis a permis de découvrir des éléments jusqu'alors inconnus, comme la bordure de pseudo-inscriptions arabes du cadre, autrefois complètement masquée. La perception des coloris était quant à elle altérée par les nombreuses couches de vernis oxydés qui les recouvraient. Ceux-ci ayant jauni, le bleu étincelant du manteau de la Vierge paraissait verdâtre. La redécouverte de ces coloris clairs et lumineux insoupçonnés chez Cimabue permet de porter un nouveau regard sur l'histoire de la peinture de cette période, que Cimabue contribua à renouveler de manière décisive.
Cimabue et l'invention d'une peinture libre, vivante et colorée
La découverte de La Dérision du Christ revêt une importance majeure pour l'histoire de l'art. Cimabue y déploie pour la première fois une peinture pleine de vie, figurant des personnages aux visages tous différents, aux muscles en tension, aux costumes raffinés et colorés, comme saisis sur le vif, rompant avec la stylisation des formes promue par ses prédécesseurs. Ces modes de représentation font écho aux changements que l'on observe dans les pratiques dévotionnelles de l'époque et à l'essor d'une spiritualité plus intériorisée, favorisant la visualisation intérieure, l'imagination et l'implication émotionnelle des fidèles. À la suite de Cimabue, Giotto et Duccio approfondissent la leçon du maître, accentuant davantage encore la mise en scène de l'histoire sainte dans des environnements de plus en plus ancrés dans le monde quotidien, en figurant de manière virtuose architectures, textiles et éléments de mobilier de leur époque, comme si la scène se déroulait devant les yeux des spectateurs.
Un trésor national acquis par le Louvre
À la suite de sa découverte et de sa mise en vente en 2019 à Senlis, La Dérision du Christ de Cimabue a été classée trésor national. Grâce à cette procédure, le musée du Louvre l'a acquise en 2023 et la révèle ici au public pour la première fois, après sa restauration. Le tableau, l'un des plus inventifs de Cimabue, met en scène le moment où le Christ, les yeux bandés, est frappé par ses assaillants qui l'interpellent : « Fais le prophète ! Qui est-ce qui t'a frappé ? »
Cimabue souligne l'humanité des personnages vêtus à la mode du XIIIe siècle. Leurs muscles en tension sont peints avec précision, accentuant l'impression de violence et de mouvement qui se dégage de la scène, conçue pour émouvoir. L'œuvre appartenait à un diptyque dont deux autres panneaux sont aujourd'hui conservés, la Petite Maestà (Londres, National Gallery) et La Flagellation du Christ (New York, Frick Collection). Les études scientifiques menées au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) ont confirmé leur appartenance au même ensemble et ont montré que la Maestà et La Dérision du Christ ont été peintes à l'origine sur la même planche.
Cenni di Pepo, dit Cimabue
La Dérision du Christ. Vers 1285-1290
Peint sur bois (peuplier) , H. 25,8 ; l. 20,3 cm
Musée du Louvre
Commissariat : Thomas Bohl, conservateur au département des Peintures, musée du Louvre
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