Myrlande Constant
Bannière Bawon
2005
Textile, fibres synthétiques, perles de verre et de plastique, satin, 150 x 125 cm,
Port-au-Prince
Zombis
La mort n'est pas une fin ?
musée du quai Branly – Jacques Chirac
8 octobre 2024 — 16 février 2025
À la croisée du monde des morts et des vivants, la figure du zombi a fortement imprégné la culture populaire et le cinéma fantastique mondialisés. Elle provient initialement d’un syncrétisme complexe, lié à la colonisation d’Haïti et aux routes transatlantiques de l’esclavage qui, à partir du 16e siècle, font converger pratiques et croyances magico-religieuses de l’Afrique sub-saharienne, éléments du catholicisme romain et savoirs autochtones de la Caraïbe associés à la maîtrise des drogues naturelles.
L’exposition aborde la zombification rattachée à la religion vaudou haïtienne, au cours de laquelle un individu ayant commis un méfait serait jugé, condamné, drogué, enterré vivant, exhumé puis exilé et transformé en esclave sous la garde d’un maître (bokor).
À travers différents objets liés au rituel de la zombification, un temple et un cimetière vaudous reconstitués, ainsi qu’une « armée de guerriers Bizango », Zombis. La mort n’est pas une fin ? interroge une réalité anthropologique polymorphe, entre savoir et fiction.
Introduction
De quoi le mot « zombi » est-il le nom ?
Les zombis sont partout : sur les écrans de cinéma et de télévision, dans les bandes-dessinées, sur les pavés à l’approche d’Halloween. Que nous disent-ils sur nous-mêmes, et surtout d’où viennent-ils ? Cette exposition part sur les traces originelles des zombis et propose de revisiter ce qui a été dit et écrit sur ces « non-morts ». Loin des zombis de Hollywood et de la pop-culture, la figure du zombi correspond à un concept anthropologique précis, attaché à la culture vaudou d’Haïti. Il se nourrit de trois racines : les religions d’Afrique sub-saharienne, les blessures encore ouvertes de l’esclavage et les savoirs des populations autochtones précolombiennes de la Caraïbe (Taïnos, Arawak).
Le terme zombi recouvre une réalité sociologique complexe et diversifiée, entre savoir et fiction. On distingue en premier lieu le zombi « classique », à savoir un individu ayant commis des méfaits graves qui se voit jugé et condamné par des sociétés secrètes appliquant une justice magique parallèle à celle des hommes. On trouve aussi le zombi « criminel » empoisonné directement et sans jugement par dévoiement de la justice coutumière, le zombi « psychiatrique » et enfin le zombi dit « social » dans les cas d’usurpation d’identité.
Les zombis sont-ils le fruit d’un phénomène anthropologique ou ne s’agit-il pas majoritairement d’une crainte entretenue par les sociétés secrètes du vaudou haïtien ? Cette exposition donne à voir les réalités qui se cachent derrière la fiction et la peur de cet iconique "non-mort".
Zombis. Les "non-morts" du vaudou haïtien
Derrière le terme « zombi » se nichent de nombreux fantasmes, mais aussi des croyances vivaces et des craintes réelles.
En Haïti – territoire exclusif des zombis – ce mot recouvre de nombreux sens, à la fois anthropologiques et sociologiques. Mot polysémique, il sert à nommer autant l’individu désocialisé que celui atteint de troubles psychiatriques, ou encore celui faisant l’objet d’une fausse reconnaissance pour combler un vide familial. On est donc très loin du zombi hollywoodien, condensé horrifique des angoisses d’une mort contagieuse.
À l’origine, le zombi (nzambi) est, en Afrique, dans la zone frontalière entre la République du Congo, le Gabon et l’Angola, le mot qui désigne un esprit ou le fantôme d’un mort, souvent un enfant. Sa signification a évolué en traversant l’Atlantique avec les routes de l’esclavage, par le biais d’un syncrétisme religieux entre catholicisme et religions traditionnelles de l’Afrique subsaharienne.
En Haïti, le zombi est devenu un être mystérieux, victime d’une malédiction, un "non-mort" sans qu’il soit tout à fait clair s’il s’agit d’une fable anthropologique (élément du folklore) ou de la réalité physique d’un individu drogué ou empoisonné.
Le vaudou haïtien : syncrétisme religieux transatlantique
Le vaudou haïtien, ou vodou, est bien plus qu'une religion : c’est aussi une culture, un mode de vie et une manière de donner un sens au monde. Dans les sanctuaires, appelés péristyles, les pratiques religieuses s’organisent autour d'un pilier central, le potomitan, symbolisant l'axe de connexion entre les esprits et les hommes. Le vaudou rythme la vie quotidienne et ses traditions, transmises de génération en génération depuis l'arrivée des premiers esclaves au 16e siècle dans les Caraïbes, englobent musiques et danses, savoirs traditionnels, récits légendaires, créations artistiques, connaissances des plantes, et méthodes de guérison pour le corps et l'âme.
La première section de l'exposition présente une reconstitution de péristyle, cœur du temple vaudou. Au centre se dresse le potomitan, souvent orné d'images pieuses venues d'Italie ou de Cuba, représentant les saints catholiques associés aux divinités vaudou. On y trouve, entre autres, les saints Côme et Damien, correspondant aux jumeaux Marassa (ou "ti lè zanj"), des esprits divins réputés pour leurs pouvoirs de guérison et de protection. Tout autour, des objets rituels autochtones et précolombiens parsèment le sol, témoignant de l'héritage spirituel du vaudou.
Sociétés secrètes
Le vaudou haïtien compte une dizaine de sociétés secrètes, qui se considèrent comme les descendants des esclaves marrons ayant échappé à leurs maîtres occidentaux, telles que les sociétés Chanpwèll, Cochon gris, Cochon marron, Bozop, et Bizango. Chacune d’entre elles s’est spécialisée avec le temps, en fonction de sa région d’origine, de sa divinité tutélaire, et de ses spécificités. La société Bizango, par exemple, endosse une fonction judiciaire à la fois préventive et palliative, et c’est elle qui a, traditionnellement, la responsabilité de créer les zombis. Leur pouvoir repose en partie sur la discrétion et le mystère entourant leur dangerosité.
Cette partie de l’exposition donne à voir la reconstitution d’une "armée des ombres" de la société secrète Bizango, constituée d’un ensemble de fétiches et de poupées conservés au Bureau national d’ethnologie de Port-au-Prince. Ils proviennent de plusieurs sanctuaires haïtiens situés à Carrefour-Feuilles, Morne Tuffe, Bel Air, Baryajou, etc. Constitués d’éléments divers (bouteilles, cornes de vaches, tissus, jouets d’enfants, chaises, crânes humains, éclats de verre…), ces objets sacrés sont présents dans les temples et les sanctuaires, avec une fonction de protection et d’action, comme lanceurs de sortilèges. Ils contiennent en eux une partie spirituelle des anciens initiés de la société secrète, qui continuent d’agir sous cette forme transformée (notamment au cours des rituels dits "de zombification"). Preuve des sacrifices et des libations qui leur ont été faites, les coulures de cire de bougie et les projections d’huile et de sang sur leur surface.
Sortilèges et zombification
Selon la tradition, le processus de zombification suit un protocole strict : le sorcier, appelé bokor, prépare un poison à base de Tetrodon (ou fufu, le poisson-globe japonais riche en tétrodotoxine), auquel il ajoute divers éléments végétaux et animaux urticants ainsi que de la poudre d'ossements humains. Ce mélange est ensuite introduit discrètement dans les vêtements ou les chaussures de la victime. Quelques heures plus tard, celle-ci est retrouvée en état de mort apparente. Rapidement enterrée, souvent le jour même ou le lendemain, la victime reçoit un certificat de décès signé non par un médecin, mais par deux témoins de la société secrète responsable de la zombification.
La nuit suivante, le bokor profane la sépulture, exhume le corps et le réanime avec un contrepoison, souvent administré par flagellation à l’aide d’herbes, marquant ainsi son statut de « serviteur » ou d’« esclave ». Privé de libre arbitre, le zombi est contraint de travailler dans les champs, rizières, usines ou demeures du bokor. Son état de soumission est maintenu par la privation de sel et, parfois, par des substances psychotropes. La mort du bokor ou l'arrêt de ces traitements permettrait un réveil partiel, offrant au zombi une chance de retrouver sa liberté.
Dans les années 1980, les recherches de l’ethnobotaniste canadien Wade Davis ont popularisé cette interprétation, mais des études ultérieures, notamment celles de chercheurs japonais, ont mis en doute le rôle de la tétrodotoxine. La zombification apparaît désormais comme un phénomène davantage lié aux croyances et aux pratiques culturelles vaudou qu’à un simple procédé chimique.
L’exposition présente une reconstitution d’un cimetière haïtien, où l’activité vaudou est particulièrement vivante, de jour comme de nuit. Les tombes sont couvertes des restes d’offrandes et de sortilèges déposés par les prêtres (houngan), prêtresses (mambo), et autres initiés. Les funérailles rythment le jour, tandis que, la nuit, certains bokor viennent piller les sépultures pour y recueillir des restes humains, objets funéraires ou, parfois, pour "lever les zombis" en exhumant les corps.
Huit histoires de zombis
Ce chapitre de l’exposition explore les récits de huit personnes considérées comme « zombis » depuis le début du 20e siècle. Ces histoires, qu’il convient de considérer comme telles en l’absence de témoignages précis et d’études anthropologiques approfondies, ont été transmises au fil des décennies par des livres, manuscrits, photographies et documentaires. Elles illustrent l’imaginaire entourant cette figure mystique du zombi dans plus de cent ans d’histoire haïtienne.
L’une des plus célèbres est rapportée par l’anthropologue américaine Zora Neale Hurston lors de ses recherches en Haïti en 1937. Durant son séjour, elle documente le cas de Felicia Felix-Mentor, une femme présumée décédée en 1907 à la suite d’un bref coma, mais retrouvée en 1936, errant dans la vallée de l’Artibonite au nord de Port-au-Prince, dénudée et dans un état mental altéré. Son identité aurait été confirmée par son frère, alors contremaître dans une ferme voisine.
Hurston rencontre Felicia à l’hôpital des Gonaïves, où elle est transférée pour observation. Dans son livre Tell My Horse (1938), Hurston décrit : "Son visage était sans expression, avec des yeux morts. Ses paupières étaient blanches comme si elles avaient été brûlées par de l’acide".
Les racines des zombis
La pratique de la zombification en Haïti est unique, car elle repose sur la convergence de trois traditions distinctes. Elle puise d’abord dans les religions d’Afrique subsaharienne, où des pratiques de sorcellerie visent à nuire à des victimes à distance. Ensuite, l’histoire de l’esclavage, qui a réuni et mélangé ces civilisations et croyances, a engendré la figure du zombi, esclave du sorcier ou bokor qui l’a créé. Enfin, les savoirs des populations autochtones de la Caraïbe (comme les Arawaks, Taïnos ou Kalinagos) se sont intégrés, incluant une connaissance des poisons, toxines, stupéfiants et drogues issus des côtes maritimes et de l’Amazonie.
Racines d’Afrique subsaharienne
De nombreuses religions d’Afrique subsaharienne (région de l’Ouest) considèrent la réalité des âmes errantes, des esprits de défunts et des corps morts auxquels une vitalité relative peut être temporairement restituée. Ces fantômes et revenants peuvent prendre des formes variables en fonction des cultures : costumes étincelants de couleurs des egungun du vaudou (Bénin, Nigeria, Togo), statuette énigmatique d’un zombi (fantôme d’un enfant mort en République Démocratique du Congo), objets magiques impliquant des défunts ou des forces surnaturelles (y compris avec le symbole de l’enclouage du sort et la présence des miroirs repousse-maléfices).
Les routes de l’esclavage
L’esclavage et la traite négrière transatlantique ont fait se rencontrer civilisations d’Afrique subsaharienne et caribéennes. S’y est ajoutée l’inculcation forcée des fondamentaux du catholicisme romain pendant les semaines que durait la traversée de l’océan. Ce syncrétisme est à l’origine des religions afro-caribéennes, à commencer par le vaudou haïtien, mais aussi le quimbois des Grandes Antilles, la santeria de Cuba, le candomblé et la macumba du Brésil, ainsi que le vaudou de Floride et de Louisiane.
Preuve de la marque profonde de l’esclavage dans la pratique vaudou en Haïti, la cérémonie de Bois-Caïman (le 14 août 1791, perpétrée par des esclaves marrons pour « libérer Saint-Domingue ») est considérée comme l’acte créateur de l’indépendance de l’île, mais surtout l’une des premières cérémonies vaudou collectives bien documentées ; les anciens objets d’esclaves, leurs sépultures, et même parfois leurs restes squelettiques ou éléments sépulcraux sont fréquemment incorporés aux rituels vaudou pour capter leur force spirituelle.
Racines précolombiennes
L’imaginaire indigéniste en Haïti rapporte que les populations autochtones de l’arc antillais maîtrisent depuis plusieurs siècles des drogues locales provenant des ressources naturelles végétales, animales et minérales. En premier lieu de ces civilisations précolombiennes qui auraient côtoyé les esclaves au moment des premiers marronnages, il y a les Taïnos dont l’usage de drogues végétales et animales par les caciques lors de rituels est bien connu. De fait, chaque temple vaudou accueille en son sein des objets archéologiques de ces populations autochtones (céramiques, pierres taillées ou polies, haches, spatules, etc.). Ainsi s’exprime cette filiation mythique entre les populations, cette transmission fantasmée des savoirs, et cette protection espérée par les ancêtres.
La mondialisation du phénomène des zombi
Dès le 17e siècle, les zombis de Saint-Domingue (actuelle Haïti) vont être décrits par les premiers voyageurs européens. Les écrivains vont les utiliser comme une figure de style littéraire (par exemple Le Zombi du Grand Pérou, en 1697), avant de laisser la place à des entités plus « proches » du monde occidental (vampires, fantômes, momies).
Au début du 20e siècle, avec l’occupation américaine, les zombis d’Haïti vont être redécouverts par les ethnologues et devenir une source d’inspiration pour l’industrie cinématographique d’Hollywood (White Zombie, 1932, avec Bela Lugosi). Mais très vite, loin de la réalité anthropologique du terrain, le zombi va échapper à la culture vaudou de l’arc antillais et devenir à l’échelle mondiale la figure effrayante de la mort contagieuse. C’est sous cette nouvelle forme, qui n’a plus rien à voir avec l’originelle, que le zombi est désormais connu, à travers des bandes-dessinées (Walking Dead) ou des films (La Nuit des morts vivants et toute la saga des films de George Romero) aux succès retentissants.
Pourtant, localement, les zombis n’ont pas disparu. En témoigne le chef-d’oeuvre de Wes Craven (L’Emprise des ténèbres, 1988), un film d’horreur américain rapportant de façon à peine romancée les travaux de l’ethnobotaniste Wade Davis en Haïti à l’époque des Duvalier (1957-1986).
La (re)découverte des zombis d’Haïti
Les zombis font partie intégrante de la vie quotidienne. Ils sont donc pleinement présents dans les créations littéraires. Ils hantent l’oeuvre des auteurs haïtiens René Depestre et Dany Laferrière, ils déambulent dans les rues lors des fêtes religieuses et païennes (Kanaval de Jacmel, par exemple), ils se livrent – une fois débarrassés de l’emprise du sorcier (bokor) – à l’objectif des photographes et aux interrogations des anthropologues et écrivains (William Seabrook, Zora Neale Hurston, Wade Davis, Jean Kerboull, Roland Wingfield). À chaque fois, le zombi livre un aspect particulier de sa réelle complexité. Plus qu’un concept unique, il constitue une accumulation d’entités, allant de l’être damné et mis au ban de la société par un groupement magico-religieux, à un patient psychiatrique ou encore à un véritable usurpateur d’identité.
La "vague" mondiale des zombis
Dans les années 1950, les zombis vont échapper aux codes symboliques et anthropologiques du vaudou haïtien, et deviennent internationaux. Hors de tout contexte religieux et judiciaire, ils vont plutôt représenter la peur fantasmée (la phobie ?) d’une mort contagieuse se superposant au fantasme des virus mortels et aux morsures des vampires d’Europe centrale. Cette crainte se décline sous la forme de films et séries (La nuit des morts vivants, 1968 ; Je suis une légende ; Walking dead ; World War Z), de musiques (Thriller, Mickael Jackson ; Zombie, Cranberries), de bandes-dessinées (Walking dead), de jeux vidéo et de manifestations « culturelles » (zombie walks). Aucun continent n’échappe à cette vague déferlante du « nouveau zombi », avec quelques territoires extra-européens de prédilection : Mexique, Inde, Corée et Japon.
Commissariat : Philippe Charlier, directeur du Laboratoire anthropologie, archéologie, biologie (LAAB), UFR Simone Veil - santé (UVSQ / Paris-Saclay)
Lilas Desquiron, ethnologue, écrivaine, ancienne ministre de la Culture en Haïti, ancienne ministre conseiller, déléguée d’Haïti auprès de l’Unesco
Erol Josué, directeur général du Bureau national d’ethnologie de Port-au-Prince en Haïti, artiste et prêtre vaudou, Laboratoire anthropologie, archéologie, biologie (LAAB), UFR Simone Veil-santé (UVSQ/Paris-Saclay)
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