Arte Povera
Bourse de commerce - Pinault Collection
jusqu’au 20 janvier 2025
Matière et Énergie
"Au milieu des années 1960, un certain nombre d’artistes italiens ont commencé à concevoir l’Arte Povera. En utilisant des matériaux et des techniques simples, ils ont créé des installations élémentaires pouvant induire chez les spectateurs le sentiment d’être incarné, ancré dans l’ici et le maintenant, et vivant. Ces artistes ont canalisé dans leurs œuvres des flux d’énergie, physique et chimique—déterminée par les forces fondamentales de l’univers—, voire psychique, comme la mémoire et les émotions. Leurs œuvres étaient terrestres, axées sur une compréhension empirique et pratique de la vie, tenant compte de notre rencontre avec les choses (matérielles et immatérielles), l’énergie et les mouvements de transformation de l’univers—d’une micro-échelle, liée à l’expérience subjective et à une réduction phénoménologique de la perception, à une macro-échelle, celle des forces fondamentales de la physique qui meuvent l’univers et le font vivre. L’énergie était importante pour eux, depuis son fonctionnement dans les plus petites synapses de notre cerveau jusqu’aux mouvements incommensurables qui sous-tendent le cosmos. De nombreux artistes ont grandi dans des régions situées au pied des Alpes, de la Ligurie et du Piémont à la Lombardie, au Frioul et à la Vénétie, où les centrales hydroélectriques se développaient et où les forces géologiques et géographiques du paysage montagneux, ainsi que son lien étroit avec la mer Méditerranée, étaient particulièrement perceptibles.
Les matériaux utilisés étaient à la fois ce que nous appelons “naturels” et “ruraux” (tels que la terre, les pommes de terre, la salade, l’eau, le charbon, les arbres, les corps vivants d’animaux et d’humains, etc.), “artificiels” et “urbain” (des éléments trouvés dans les quincailleries tels que les plaques d’acier inoxydable, les lingots de plomb, les ampoules électriques, les poutres en bois, les tubes de néon, etc.).
Ces artistes considéraient l’art comme une forme de pratique empirique plutôt qu’une philosophie abstraite: il s’agissait d’incarner leur compréhension subjective du monde par la réduction phénoménologique de l’expérience à l’essentiel. Ils se méfiaient de l’intellectualisation excessive et des théories abstraites. Pour eux, l’art devait également être réel, c’est-à-dire vivant et non mimétique ou représentatif, il devait être “authentique”, soit le fruit d’une expérience de vérité et d’accord entre nos valeurs fondamentales et nos actions, et non une expression superficielle ou conventionnelle répétée. Ces artistes ont donc utilisé des matériaux communs, humbles, et des techniques simples souvent employées par les artisans (broderie, reliure ou soufflage du verre) et dans les gestes domestiques (plier des draps, lier des brindilles, tricoter, allumer un feu, faire de la menuiserie…). L’artisanat de l’art et l’artisanat de la vie quotidienne étaient des éléments de leurs œuvres.
En célébrant de manière holistique l’ensemble de l’espace où leur art est déployé, comme on le ferait dans une maison ou dans une église, ils ont en outre contribué de manière fondamentale au développement de ce que nous appelons aujourd’hui “l’art de l’installation”—un espace où des éléments sont placés sans limites claires, où les spectateurs deviennent une partie de l’œuvre d’art elle-même en leur présence. Dans une installation, l’énergie peut aller et venir entre les éléments placés dans l’espace et le spectateur, capable de comprendre de manière proprioceptive la signification des œuvres; en contournant la compréhension intellectuelle, en prenant simplement conscience du processus de transformation et de l’impact qu’elles ont sur nous.» Carolyn Christov-Bakargiev
Élargir l'Histoire de l'Art
Les artistes de l’Arte Povera s’intéressaient et s’intéressent toujours à des situations de perception élémentaire, mais ils combinent cette fascination pour la vie quotidienne avec un profond respect et un grand intérêt pour la tradition artistique. Se méfiant de l’intellectualisation excessive de l’art, ils partagent, dans la continuité de l’esthétique baroque, la conviction que l’hétérogénéité et la complexité de l’art sont des valeurs positives et la raison d’être de la créativité.
En orientant radicalement le langage artistique contemporain vers de nouveaux horizons, l’Arte Povera a transformé l’histoire de l’art occidental en inventant une définition plus large de la création. L’acceptation de la contradiction et de la complexité, liée à un sens de l’ouverture, de la fluidité et de la subjectivité changeante, place les pratiques du courant au-delà du modernisme et renforce l’intérêt suscité par l’Arte Povera aujourd’hui, bien au-delà des frontières de l’art contemporain occidental. À la Bourse de Commerce, l’exposition explore aussi le contexte d’émergence de l’Arte Povera: l’Italie de l’après-guerre, son avant-garde (Fontana, Manzoni, Accardi…) et les correspondances entretenues avec d’autres mouvements internationaux, tels que Gutaï au Japon.
Parcours
Avant même de pénétrer dans la Bourse de Commerce, les visiteurs entrent en contact avec l’Arte Povera. Idee di pietra—1532 kg di luce (en français, «Idées de pierre—1532 kg de lumière») (2010) de Giuseppe Penone, placé devant le bâtiment, affirme immédiatement l’un des axes majeurs de l’Arte Povera : la fusion entre nature et culture. Chez Penone, la ramification de l’arbre évoque les chemins de la pensée, et les pierres de rivières, fichées à plusieurs endroits, désignent les surgissements, les impasses, le poids des souvenirs : l’artiste assimile la pensée humaine à la croissance végétale et minérale. Sur le pourtour, en hauteur, est installée une série de chiffres en néon, la Fibonacci Sequence (1984) de Mario Merz. Cette suite mathématique exponentielle, inventée au 13e siècle et découverte par l’artiste à la fin des années 1960, incarnait pour Merz la croissance même de l’univers, le processus énergétique en expansion partout, au travers d’un système rationnel. La suite de Fibonacci était pour Merz un principe de composition. En hommage à l’œuvre de Penone, l’artiste argentin Adrián Villar Rojas intervient avec une œuvre sur la façade du musée.
Salon
Dans le Salon, l’artiste Pier Paolo Calzolari expose Senza titolo (Materassi) (1970), une série de six matelas couverts de tubes réfrigérants. L’artiste transforme les objets les plus simples et les plus quotidiens en éléments de composition d’un tableau vivant. Chacun pourvu de son propre motif fait de tubes, se couvrant progressivement de givre, les matelas deviennent comme des êtres vivants. La mise en évidence de l’énergie qui les parcourt, la blancheur spectrale, le bruit des moteurs autant que la froideur de l’ensemble font de cette installation une expérience totale, où la vue, l’ouïe et le toucher du spectateur sont sollicités. La présentation frontale, quant à elle, évoque la peinture d’icône. Un ensemble de photographies invite également à saisir l’état d’esprit de l’Arte Povera dans les années 1960 et 1970.
Rotonde
La Rotonde de la Bourse de Commerce est, à l’image des premières manifestations de l’Arte Povera, collective. Les treize artistes y sont présents, se faisant écho les uns aux autres, recréant l’intense magma collégial et expérimental des premières années de l’Arte Povera. Le premier arbre sculpté de Giuseppe Penone y côtoie le premier igloo de Mario Merz, tandis que la première sculpture réfrigérée de Pier Paolo Calzolari dialogue avec la première Direzione (1967) de Giovanni Anselmo, rendant sensible l’essentielle continuité entre l’humain, le végétal et le monde minéral. L’espace de la Rotonde figure aussi un espace extérieur abolissant l’idée même de musée avec la fontaine fumante d’Alighiero Boetti, Autoritratto (Mi Fuma Il Cervello) (1993-1994). Exceptionnellement, le chef-d’œuvre Lo Spirato (1968-1973) de Luciano Fabro est exposé hors de l’Italie. La commissaire associe à ces œuvres fondatrices des travaux plus récents, montrant ainsi la continuité des interrogations des artistes.
Galerie / Foyer / Studio
Dédiant à chaque artiste fondateur de l’Arte Povera un espace spécifique, l’exposition offre un généreux aperçu de leur œuvre, en mettant l’accent sur des pièces majeures de l’histoire du courant, issues de la Collection Pinault ou prêtées par des institutions de renommée internationale. En correspondance avec chacun d’eux, la commissaire a associé leur pratique à une influence sous-jacente — un matériau, un artiste, un mouvement ou une époque.
Galerie 2 : Jannis Kounellis / Marisa Merz / Mario Merz
Jannis Kounellis, Marisa Merz et Mario Merz ont fortement contribué à révolutionner le rapport au matériau. Tous les trois peintres de formation, ils se sont progressivement détachés du cadre de la peinture pour embrasser l’immensité des possibilités permise par le monde contemporain, sans jamais céder aux sirènes du progrès technologique : Mario Merz «troue» des objets communs par des néons pour célébrer la continuité entre naturel et artificiel tandis que Kounellis se tourne vers le charbon, la laine et le feu pour revenir à une forme de réalité archaïque. Marisa Merz tisse de manière visionnaire aussi bien des souliers que des formes géométriques au moyen de fils de nylon et de cuivre. Chacun met en action une énergie, sollicite des matériaux aussi bien naturels qu’industriels, pour mieux revenir à une forme d’image vivante, mouvante, dans l’idée d’un monde en perpétuelle transformation.
Galerie 3 : Michelangelo Pistoletto
Retraçant les différentes dimensions de la pratique de Pistoletto, l’espace est ici habité par les «objets en moins» et les «tableaux miroirs» de l’artiste, pour lesquels il insère des figures, humaines, objectales ou architecturales, en papier peint et, plus tard, en sérigraphie, sur des surfaces réfléchissantes. Le miroir englobe le spectateur, permet de créer un tableau infini, où les visiteurs deviennent des éléments de composition. Animé par l’idée d’une forme d’utopie collective, Pistoletto conçoit sa pratique comme un engagement social total, à l’image de Pace (1962-2007) réalisé lors des manifestations contre la guerre en Irak.
Galerie 4 : Alighierio Boetti
Alighiero Boetti pensait l’art comme une activité participative, un jeu basé sur l’ordre et le désordre. Son attention s’est portée sur les matériaux les plus simples, «pauvres», au travers de manipulations élémentaires : accumulations, répétitions, mises en relation, actions à la portée de chacun. Souhaitant se défaire de l’imagerie de l’artiste vu comme un génie solitaire, Boetti orchestra sa propre disparition au sein d’un duo fictif, «Alighiero e Boetti», se tournant également vers des formes de créations collectives, à l’image des Mappa et des techniques de tissage. Les multiples itérations de ses planisphères rendent également compte des évolutions géopolitiques.
Galerie 5 : Giuseppe Penone
Giuseppe Penone crée sa première œuvre, Alpi Marittime (1968-1985), alors qu’il est encore étudiant. Ces six images de manipulation sur quelques arbres et un ruisseau de son bois familial contient la quasi-totalité de la pratique à venir de l’artiste : une attention portée aux processus de croissance et de fabrication du vivant, au sein desquels Penone va s’insérer, sans chercher pour autant à les dominer. Ses Alberi visent à réattribuer à des poutres la forme des arbres qu’elles furent en suivant les cernes du bois. Chez Penone, l’action artistique se situe au plus près du rythme du vivant.
Galerie 6 : Pier Paolo Calzolari / Giovanni Anselmo
Chez Pier Paolo Calzolari la question de l’énergie et de l’alchimie est centrale. Il transforme l’espace de la galerie 6 en Casa ideale, «maison idéale» blanche et givrée qu’il imagine et actionne depuis 1968. Il fait du lieu immaculé un espace à la fois mystique, physique et poétique, où les mots et les allusions spirituelles côtoient les machines réfrigérantes, et la couleur devient un élément plus physique et métaphysique que visuel. Giovanni Anselmo rend prégnantes les forces invisibles qui gouvernent le cosmos : ses œuvres sont autant de façons de désigner la gravité, soit l’énergie qui agglomère tous les corps, des plus petits aux plus immenses, entre eux.
Galerie 7 : Giulio Paolini / Pino Pascali / Luciano Fabro
Giulio Paolini s’est évertué depuis le départ à interroger la présence du visiteur face à l’absence de l’œuvre d’art classique, au travers d’un arpentage croisé de l’histoire de la peinture et de la littérature, aboutissant à un réseau complexe de références. Pino Pascali laisse quant à lui l’image d’un art joyeux et acide, constitué d’images fortes de la société contemporaine (animaux et paysages en forme de jouets géants, mitrailleuses) autant que d’installations visant à reformuler notre rapport à la nature. Luciano Fabro s’intéressa à la question de la perception haptique et de l’héritage de la perspective dans la culture artistique italienne, avant de produire une série d’images de l’Italie, en cuir, en plomb, en or, désignant ainsi la variation perpétuelle d’une représentation convenue.
Foyer : Gilberto Zorio
Gilberto Zorio transforme les espaces du niveau inférieur du musée, du Foyer à l’Auditorium en passant par la Salle des machines. Les Microfoni (1968) de Zorio réinvestissent la parole en la restituant comme un événement sonore et sculptural."
Commissariat : Commissariat: Carolyn Christov-Bakargiev
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