Le Pierrot de Watteau
Un tableau aux multiples énigmes
Musée du Louvre
16 octobre 2024 – 3 février 2025
Le Pierrot, l’un des plus célèbres tableaux de Watteau, est certainement le plus mystérieux. Son sujet est difficile à interpréter avec certitude, et les circonstances de sa création sont totalement inconnues. De manière surprenante pour un tel chef-d’œuvre, il n’est cité dans aucun document du XVIIIe siècle. Il faut attendre plus d’un siècle après sa création pour trouver la première mention certaine de la toile. Cette première attestation date de 1826 : le Pierrot apparaît dans la vente après décès de la grande collection de l’écrivain, artiste et ancien directeur du musée du Louvre, Dominique Vivant Denon. L’absence de sources historiques soulève de nombreuses questions : ce tableau est-il bien de la main de Watteau ? quand a-t-il été peint ? et pour qui ?
Une œuvre de Watteau ?
Le format imposant du tableau, qui contraste avec les dimensions beaucoup plus réduites des autres toiles de Watteau (à l’exception de l’Enseigne de Gersaint), a conduit certains historiens de l’art à remettre en cause son attribution. La virtuosité de la touche picturale semble pourtant indiquer qu’il s’agit bien d’une œuvre de Watteau. D’autant plus que le peintre affectionne les sujets inspirés du monde théâtral. Il représente le personnage de Pierrot dans de nombreuses toiles : La Partie quarrée, Les Comédiens italiens, L’Amour au théâtre italien… Dans Les Jaloux, réalisé en 1712, Watteau le place au centre de la composition et lui donne une pose inhabituelle : Pierrot se tient très droit, les bras ballants le long du corps, avec une certaine raideur. Il lui redonne cette allure embarrassée dans une autre œuvre, Pierrot content. Et c’est à nouveau cette pose que l’on retrouve dans le Pierrot.
Un autoportrait caché ?
Une preuve supplémentaire de l’attribution à Watteau serait la présence d’un autoportrait caché. Sur la gauche du tableau, un homme monté sur un âne semble ricaner. Son costume sombre orné d’une grande collerette blanche permet de reconnaître Crispin, personnage comique vedette de la Comédie-Française. Mais la précision des traits du visage s’apparente à un portrait, ou plutôt à un autoportrait. Elle renvoie à un dessin de Watteau, aujourd’hui disparu, mais connu grâce à une estampe. Dans cet autoportrait, l’artiste adoptait la même pose et le même sourire moqueur.
Quand a-t-il été peint ?
Le ricanement de Crispin pourrait donner un indice sur la date de création de l’œuvre. Ce personnage de la Comédie-Française semble se moquer de son rival Pierrot, personnage comique vedette du théâtre de la Foire. Or, en 1719, après des années de conflits, la Comédie-Française réussit à faire interdire les spectacles des troupes foraines.
Cette date coïncide parfaitement avec l’analyse stylistique du tableau. Sa virtuosité prouve que l’artiste était parvenu au sommet de son art et possédait encore sa grande maîtrise technique. Ce tableau fut donc réalisé avant l’Enseigne de Gersaint, peinte en 1720 au prix de grandes difficultés par Watteau déjà affaibli par la maladie qui l’emporta un an plus tard.
Par ailleurs, le style très graphique, consistant à souligner d’une ligne sombre les parties saillantes des visages, se retrouve dans d’autres toiles des mêmes années, comme Iris, c’est de bonne heure.
Une enseigne de café ?
Les dimensions exceptionnelles de la toile ont fait supposer qu’elle aurait pu servir d’enseigne pour une troupe foraine ou pour un café ouvert par un ancien comédien, Belloni, qui avait tenu le rôle de Pierrot. La présentation frontale et grandeur nature de Pierrot renvoie en effet à l’esthétique des toiles peintes placées à l’entrée des spectacles. Mais la qualité du tableau montre bien qu’il a été conçu comme une peinture de chevalet. Cette énigme reste donc à résoudre.
Commissariat : Élisabeth Antoine-König, conservatrice générale au département des Objets d’art et Pierre-Yves Le Pogam, conservateur général au département des Sculptures, Musée du Louvre