Images
"Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels."

Guy Debord
La Société du spectacle, I, 18 - 1967
Poignantes, déchirantes, sidérantes, exaltantes, fascinantes… Les images qui nous émeuvent ne sont pas de banales représentations d’une réalité ordinaire. Ces images marquent durablement nos esprits, donnent un visage à nos peurs et à nos joies, nourrissent nos colères, suscitent notre surprise, provoquent notre dégoût ou éveillent notre compassion. Au-delà des mots, les images nous permettent d’explorer et de transmettre les aléas de notre existence intérieure, de dévoiler et d’exprimer, à nous-mêmes comme aux autres, notre intimité.
Telle est la puissance des images.

S’adressant directement à nos émotions, les images déjouent toute forme d’examen critique ou d’analyse rationnelle. Elles s’insinuent directement dans nos esprits, frappent notre imagination, imprègnent nos souvenirs, suscitent notre fureur, accroissent notre anxiété, altèrent notre jugement. Jouant de nos émotions et de notre empathie, les images pèsent sur nos décisions en fonction des intérêts de ceux qui les propagent et infléchissent nos comportements en fonction d’objectifs et d’enjeux qui nous échappent.
C’est ainsi que les images nous trahissent.

Affranchies des contraintes de la rationalité, circulant entre les hommes au grès de leurs préoccupations contradictoires, les images sont des constructions nécessairement équivoques, polysémiques, ambivalentes, à même d’épouser les opinions et les humeurs divergentes de ceux qui les propagent. Ainsi, des hommes mus par des pulsions antagonistes peuvent-ils s'accorder, ou tout au moins se rassembler, autour de représentations nébuleuses, floues, incertaines et confuses, que chacun interpréte au gré de ses propres préoccupations et investi de ses propres significations.
C’est ainsi que les images nous unissent.
Fake
"Plus vous démontrez qu’une idée est fausse, plus c’est la preuve, comme l’a expliqué depuis longtemps Léon Poliakov (1980), que vous êtes très fort, que votre malignité est diabolique."

Léon Poliakov
La Causalité diabolique, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2006.
Accusations, fracas, dénonciations, scandales, crises, écoeurement, révoltes... les fake news s'adressent directement aux émotions. Elles alimentent les rancœurs de ceux qui les relayent, exacerbent leurs frustrations et légitiment leurs colères. Elles justifient les indignations, excusent les renoncements, expliquent les désillusions. Elles nourrissent l’identité de leurs zélateurs, donnent une justification à leurs aigreurs, une consistance à leurs ressentiments et une signification à leurs amertumes tout autant qu’elles les nourrissent et s’en nourrissent.

Toute fake news est par nature une construction irrationnelle, outrancière, contrefaite, qui menace à tout instant de s’affaisser sous le poids de ses propres contradictions. Pour pouvoir maintenir ces fictions constitutives de leurs identités, leurs propagandistes n'ont d'autre choix que de les ressasser ad nauseam pour les faire exister, s'en imprégner, les imposer aux autres comme à eux-même. Ainsi, des hommes se relayent ils sans répits pour propager des fictions aussi confuses que dérisoires sans autre but que d’échapper à eux-mêmes.

Fabriquées pour susciter l’indignation, la colère et la nausée en agitant de pseudo-scandales ou en surjouant de la commisération et l’apitoiement dues aux victimes, les fake news sont des constructions inconsistantes et inconstantes qui rendent dérisoire toute analyse rationnelle. Chaque nouvelle fake ajoute au discrédit provoqué par les précédentes, nourrit l’amertume de ceux qui la relaient, esquive toute critique. Dans ce cercle tragique où exécration et compassion se nourrissent pour exclure toute raison, les fake news prolifèrent sans entraves.
Évènement
"Ce qui arrive en fin de compte, ce n'est pas l'inévitable mais l'imprévisible."

John Maynard Keynes

Fait évènement ce qui rompt le cours attendu des choses, balaye les certitudes acquises, ébranle les croyances établies. Les hommes résistent à cet effondrement de leurs représentations en lui donnant un nom et une signification, en fabriquant les relations de cause à effet le faisant apparaître comme la conséquence nécessaire d’une succession de situations jugées comme familières et allant de soi. Transformée en évènement, à présent conçue comme la conséquence singulière de circonstances ordinaires, la rupture du cours attendu des choses cesse de menacer les représentations instituées.

Construire un évènement, donner sens à ce qui échappe aux interprétations établies en le présentant comme la conséquence de circonstances ordinaires donne à ces dernières de nouvelles significations, incite à les reconsidérer du point de vue des conséquences qui leur sont dorénavant attribuées. La construction d’un évènement reconfigure le cours des choses, assigne à chacune des circonstances concourant à sa manifestation des significations correspondant au rôle qui lui est ainsi imparti. Construire un évènement c’est reconstruite le passé pour donner sens au présent.

Tout évènement tire ses significations de l’enchaînement singulier de circonstances supposées l’avoir fait advenir. Simultanément, chacune des circonstance mobilisées pour donner sens à l’évènement tire ses propres significations du rôle qui lui est attribué dans la manifestation de celui-ci. Tout évènement est une fabrication artificielle de sens, une construction circulaire au sein de laquelle des circonstances disparates et isolément insignifiantes sont sélectionnées et agencées pour donner sens à une situation qui leur donne sens.
Être
"Je refuse d’adhérer à tout club qui m’accepterait pour membre."

Julius Henry Marx, dit, "Groucho" Marx

Être soi n’est ni un dû ni un acquis. C’est une entreprise opiniâtre, qui suppose d’incessantes et difficiles négociations avec autrui. Être reconnu comme un être singulier suppose d’avoir intégré une communauté et d’en avoir assimilé les normes, les règles et les valeurs pour pouvoir se construire dans des relations réciproques d’identification, de différenciation et d’opposition aux autres. La construction d’une identité personnelle est un processus d’assimilation conjugué à un travail d’émancipation.

S’assimiler, c’est s’imprégner des récits d’une communauté, en intérioriser les mythes, les valeurs et les préjugés, s’initier à ses usages, à ses représentations et à ses rites, être admis dans ses systèmes de sociabilité, de parenté et de solidarité, se soumettre à ses règles, à ses assignations et à ses interdits, participer à une organisation économique et sociale déterminant l’accès de chacun aux ressources qui lui sont nécessaires. Les sociétés enserrent leurs membres dans un réseau de liens imaginaires, symboliques et réels qui les définissent, les déterminent et les contraignent à s’assimiler pour exister.

S’émanciper, c’est se saisir de ces liens, de ces assignations et de ces représentations pour composer le récit de sa propre existence. Le procédé narratif, tout à la fois réflexif et performatif, institue l’individu comme sujet singulier se différenciant des autres et du monde par l’interprétation qu’il se donne de lui-même par la médiation du récit. Dans ce travail d’écriture de soi, les hommes sélectionnent, s’approprient, revendiquent ou déconstruisent les récits collectifs, les usages, les productions matérielles existantes pour fabriquer un roman personnel donnant une substance et une finalité à leurs existences.
Récit
"Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels."

Guy Debord
La Société du spectacle, I, 18 - 1967
Fabriquer un récit, c'est déconstruire le réel, par essence insaisissable, indéchiffrable et impénétrable, en en sélectionnant quelques manifestations éparses pour les reconstruire comme une succession ordonnée d’évènements liés les uns aux autres par des relations de cause à effet leur donnant une cohésion et une signification d’ensemble. Le récit fait surgir d’un réel inconcevable, indéfinissable et inexprimable un agencement cohérent d’évènements intelligibles rendant l'expérience vécue compréhensible et communicable à soi-même comme à autrui. Les récits sont la substance de l'expérience humaine.

Les formes et les figures mises en scène par les récits acquièrent une présence singulière pour devenir des sujets autonomes douées d’une existence propre. Au fil des récits, faits, personnages, motivations et circonstances prennent consistance, se différencient d’un réel indéfini pour devenir des objets narratifs susceptibles d’être analysés, échangés, discutés, négociés entre les hommes, de circuler dans les sociétés et passer entre les cultures. Les récits fabriquent et véhiculent les formes et les figures qui constituent l’univers partagé des hommes.

Faits, personnages, motivations et circonstances n'en restent pas moins des constructions par essence vagues, incertaines, changeantes, sans autre unité que le nom qu'on leur donne, interprétables au gré des intérêts de chacun, négociables avec autrui, appropriables par tous. Pour s’assurer de la permanence et de la cohérence de ces objets qui constituent leur univers partagé, les hommes doivent sans cesse rappeler les récits qui les suscitent pour s’en imprégner, les imposer aux autres, promouvoir les interprétations qui leur sont favorables. Faire société, vivre ensemble, c’est faire exister les mêmes récits.